Un petit chef-d'oeuvre...unanimement salué par la critique...à lire absolument....
La critique [evene]
par Thomas Flamerion
Non, le titre ne ment pas. Si le dernier roman d’Emmanuel Carrère n’a pas été écrit en cyrillique - ses relations houleuses avec la langue de ses ancêtres sont un des ressorts du récit - il a indéniablement l’âme slave. Pas de mensonge, juste la vérité de cet homme qui livre une tranche de sa vie comme on se délivre dans un exutoire. Juste l’histoire à cru d’un enfant au passé envahi d’ombres, celle d’un amoureux fou perclus de doutes, celle d’un reporter obsessionnel. Le récit bouleversant d’un écrivain pas franchement sympathique, d’un descendant qui veut se reconnaître dans son aïeul, ancrer ses racines dans un passé.
Ce sont tous ces personnages qui s’emboîtent dans ce monsieur Carrère, qui livre ici sa version de l’autofiction, non comme un exercice de style ou pour s’inscrire dans un courant, mais bien comme il le dit, pour exorciser les démons familiaux, pour ne pas mourir. Pourtant cette autobiographie ne verse pas dans la suffisance ou l’autoflagellation publique. Elle reste “dégagée”, livre l’intime mais n’oublie pas la vocation première de la littérature : elle nous montre le monde, nous apprend sur nous-mêmes et sur l’autre. Enfin, oserait-on dire, un “autohéros” qui a la sagesse de se poser en prisme et non en miroir étriqué qui ne reflète que la fascination de soi.
La langue est celle du réel. Sans ambages, elle dégage une mélancolie poétique, un spleen doux-amer qui confine dans ces pages grises un lecteur hypnotisé. Au coeur d’une réalité si brute qu’elle en devient grotesque, les états d’âme pavloviens de l’égaré volontaire émeuvent. En parallèle, inextricablement liée, l’histoire d’amour avec Sophie naît et meurt. Déchirante, elle donne à ce roman les couleurs amères d’une tragédie moderne. Une autobiographie cinglante, captivante, dont le souffle romanesque vous transperce et vous glace le coeur. Allez, disons-le, ce ‘Roman russe’ est un petit chef-d’oeuvre.
Un roman russe - Emmanuel Carrère
Par Bernard le mercredi 28 mars 2007, 22:59 - L'amour - Lien permanent
Cela doit être le privilège des écrivains confirmés : ils ont ce droit précieux d’étaler leur tourment sur tout un roman. Le lecteur, lui, est prié d’accepter. Quand la vie de l’écrivain vaut le détour, ça passe. Quand elle dans la norme, ça casse.
Voyons voir avec Emmanuel Carrère. En guise d’auto-thérapie, il nous raconte trois histoires. Celle d'un reportage qu'il a réalisé sur András Toma, un prisonnier Hongrois de 19 ans, capturé en 1944 et interné dans un hôpital psychiatrique russe, situé à Kotelnich, une ville perdue à 500 kilomètres de Moscou. Cinquante-trois ans plus tard, András Toma est retrouvé, et ramené en Hongrie.
La seconde histoire est celle du grand-père maternel d’Emmanuel Carrère. Cet homme, qui se détestait autant qu’il haïssait ses semblables, a trouvé dans la collaboration avec les Allemands un moyen d’exister. A la libération, des inconnus l’emmènent. On ne l’a jamais revu.
Une tragédie banale. Sauf que la mère d’Emmanuel Carrère, Hélène Carrère d'Encausse, avait supplié son fils de ne pas la raconter.
Emmanuel, je sais que tu as l’intention d’écrire sur la Russie, sur ta famille russe, mais je te demande une chose, c’est de ne pas toucher à mon père, pas avant ma mort ».
Une vaine supplication...
Enfin, Emmanuel Carrère nous raconte son histoire d’amour avec Sophie, pour qui il avait écrit une nouvelle dans « Le Monde ». Une nouvelle magnifiquement bâtie, qui vogue aux confins de l’érotisme, là où commence la pornographie. Une nouvelle qui le dévastera.
L’auteur raconte son histoire d’amour brisé. C’est douloureux, parce que ces deux êtres-là jouent à se faire mal. Et nous font mal.
Alors, banales ou pas les petites histoires de Carrère ? Presque banales. Mais la puissance de ce livre réside dans les dégâts qu'il pourrait commettre. La mère d'Emmanuel Carrère, dont le secret est dévoilé, risque d'en souffrir. Sophie, son ex-copine, dont la vie amoureuse et sexuelle est étalée n'appréciera pas. Et l'actuelle compagne de Carrère non plus. Car il ne cache pas qu'il a écrit ce livre pour faire revenir Sophie. Il le lui dit dans le roman.
Je voudrais te mériter, même si je sais que c’est trop tard. Je voudrais dans l’absence et le manque écrire un livre qui raconte notre histoire, notre amour la folie qui s’est emparée de nous, et que ce livre te fasse revenir. »
C’est un beau roman, mais il est cruel, torturé et compliqué. Presque mégalo, puisque Carrère entend infléchir le destin de ses proches en écrivant ce livre. Au moins, il le reconnaît :
J’aime que la littérature soit efficace, j’aimerais idéalement qu’elle soit performative, au sens où les linguistes définissent un énoncé performatif, l’exemple classique étant la phrase : "je déclare la guerre" : dès l’instant où elle est prononcée, la guerre est de fait déclarée. »